Enán Burgos, "Juvenilia", 34 x 24 cm, aquarelle sur papier. 1987, Paris.
JUVENILIA
À droite, à gauche cognent les images, cognent les intuitions, à droite, à gauche, sur les tempes où battent les artères
Tantôt ce sont les obsessions d'un demi-siècle naissant
Tantôt ce sont les rêves de l'homme-animal angoissé par le temps, agité par les instances biologiques – en lui s'ouvrent des trous béants
Tantôt ce sont des visions de mondes, mondes d'autrefois, mondes possibles, mondes à jamais imaginaires, mondes d'ici, terriblement humains, très terribles et très humains.Voici des images de mouvements, attractions, répulsions, constructions, conjugaisons,
c'est multiple splendeur, c'est fusion vers l'unique, souffles et halètements se pressent
– et il criait au vide et à l'inanité.En ce moment très demi-siècle, les moralistes se penchent sur les livres de biologie et clignent de l'œil vers les réactions nucléaires. La cigarette favorise le rêve et l'esprit jacobin se crispe et se dégrade suivant les rythmes d'un discours passant alternativement par la violence et la douceur.
Notre nouvelle morale, Christ et successeurs, sera une morale de fer. Seules les sources alimentaires lubrifieront les rouages. Cependant nous délierons de la souffrance coupables et poètes ; sans gardénal, le sommeil créera des embryons dignes d'un nouvel âge.
Pour ce qui est de la Cité Radieuse, c'est pain bénit ; il ne fallait qu'une goutte de sang et cette goutte a été mille fois donnée. Mais le processus de dégradation du Parnasse nous permet maintenant d'entrer dans les taudis. Sur le mur d'une petite chambre mansardée de Vincennes m'est apparue une pauvre image représentant un jeune sergent de 1914 embrassé par une Marianne au visage de grisette et aux yeux de Jeanne d'Arc ; je voudrais la profaner, mais mon amie la trouve belle ; la raison prismatique ne l'a pas encore transpercée.Ô mondes inconnus, continents neufs, vie à fleur de peau !
Mondes immenses, soit, mais chacun tient sa partition. Sur la scène, agitation dérisoire, reflets vains, madrigaux, bourgeoisie, grandes cordées, conduite et mort d'un chef, calcul des probabilités, techniques psychométriques.Jésus de Babylone, balaie-moi la cuisine.
Il est des pièges à éviter
Il est des empires solides à l'intérieur
Par qui se faire dévorer ?
Un jour il faudra bien entreprendre un grand balayage, un jour des hommes renonceront à la douce ébullition qu'entretient l'inquiétude artistique, un jour rentreront en eux-mêmes et ressortiront par une autre porte.
Alors l'espèce humaine fleurira et donnera naissance à de nouveaux phénomènes.
Bien sûr les intelligents continueront – mais d'autres oublieront tâches et usages, sauront ne plus manier, ne plus compter, ne plus parler – en est-il encore besoin lorsque l'art s'est épuisé en une contradiction menant à faire fleurir la vie ?
Le secret, c'est de se ramasser en boule auparavant ; après ce retour à l'indifférenciation première, étant connue comme science infuse et retournée vers soi les rythmes qui donnent au souffle d'actualiser l'idée, on se fait papillon, poisson, oiseau, phénix ou fleur de rave ; le plus difficile, c'est de ne pas mourir avant terme.Jésus de Babylone, emplis ma lampe à huile
Jésus de Babylone !
Jésus de Babylone . . .Jésus de Babylone, ton amour est une fresque inachevée
Une femme de mauvaise vie a passé, t'a demandé l'autre soir ; mais trop tard, elle a dansé avec toutes ses folies
Le maître était ailleurs - que le vin coule – et le bébé glacé fut donné à disséquerJésus de Babylone
Ce sont de beaux habits que les marchands t'ont donnés
Les vendeurs de soieries et de nylons glacés suspendent les bouteilles aux lumières folles des bras à la volée qui te prient dans l'orgie
Jésus de Babylone
L'escalier de ma naissance fut dévalé avant l'arrêt buffet. Je suis resté affamé et j'ai pour toi dans les jours de colère de longues prières où le venin s'exhale.
Et toi, qu'as-tu fait de ton dimanche ?Jésus de Babylone
Je t'ai fiancé à la Sphinge mégère près des auvents où la langue serpent rie et persifle à te savoir si prèsmalgré tes frissons bleus et blancs. Tu n'oseras pas la tuer, dis-moi ?Jésus de Babylone
La roue gammée s'est éclairée, les ordures brillent à tes pieds qui se traînent ; les bombes sifflent et ta chanson détonne. Mais tu dérailles, Jésus de Babylone, où veux-tu en venir ? Crois-tu donc échapper ?
Jésus de Babylone
Jette bas cette toge ; une étoile m'a dit : retourne à l'infini.
Ton âme est bien malade, tes plaies sont infectées, ton délire va mourir. Pourquoi t'obstines-tu ici ? N'as-tu pas vu les crocs ? Que ton absence soit secourable !Maintenant je descends – lentement – sûrement
Comment pourrais-je embrasser tout ce que j'ai appris alors qu'il me faut toutes mes forces pour faire barrage aux appels d'un passé proche ?
Se libérer ne consiste pas seulement à rompre des liens, mais aussi à trouver que faire de l'énergie qui était engagée en ces liens
Sinon il n'y a pas libération, mais seulement blessure.
C'est moi qui meurs ; pour renaître ver de terre ou chien errant ou perroquet domestique, poète avec un peu de chance.
Poète, où es-tu ?
Jeunesse, premier jaillissement, ivresse d'apparaître, sauts, gambades
Je réfléchis à la discontinuité des graviers sous mes semelles.
Je vais descendre aux pays de mémoires
je vais me revêtir d'oripeaux anciens
je vais voguer de nations en nations,
j'hibernerai jusqu'à la fonte des glaciers
Un long travail veut accomplir une légende dorée, puis vient la mort
Encore faut-il que le souffle n'expire que lorsque l'âme est prête à s'envoler – ou dire encore : épuisé par l'amour, libérer la semence . . .
Tous mes efforts se fondent sur la mort et délivrent en moi les sources de la vie, la vie inépuisable.Ces routes et ce château aux fondements de roc . . .
J'irai dans ces pays humains et chauds où la neurasthénie que provoque l'aridité des longues agitations intellectuelles n'existe pas encore
Je dépouillerai une enfance dormeuse et calme et sage et sans éclatUn train fonce dans la nuit et la vision en est effrayante car il s'efface dans le futur ; c'est à nos yeux modernes le vaisseau fantôme des sursitaires de l'enfer ; le refrain de ses roues hante nos cauchemars.
Un voyageur hagard est emporté dans ce wagon de troisième classe ; mais il est fatigué par un effort trop grand pour lui et il s'endort.Retour au point de départ
Dehors la neige ... et tout est retourné au vide originel
La glace . . . brisures de glace, glaçons
Dans l'air glacé vibre la musique de l'âme, arachnéenne et métallique, cristallisable, les sentiments absents – elle envahit comme un cancer le sang aux généreux élans.Ceci est symphonie ineffable parce que mon sérieux est trop brutal pour vous et ma tendresse enfantin simulacre ; entre les deux, l'indifférence . . .
Je n'ai pas d'autres abris que les immenses tristesses de ma solitude qui s'étendent maintenant sur des mondes
Mes joies sont de même envergure et pareils mes asiles de repos
– mes oasis
comme l'Île de la Cité que voilà - un des centres du monde ?
Quand j'aurai eu tout ce que j'ai voulu, le désespoir de rester seul – ô forêt de mes rêves – vrille au centre – votre regard, si loin, me tiendra-t-il ?Seul dans la rue
Seul dans la rue attendant la naissance du monde
Dans la rue aux reliquats du soir, la rue du petit matin, la rue en naissance, brumes mal dépliées, peuple yeux miteux, le jour, une seconde, le jour, bec de gaz, le jour, pas encore
et si vous y êtes vous vivez avant la naissance du monde et vous prenez connaissance et vous assistez à l'élévation du jour, ainsi sacré soit-il dans mes meilleures pensées, mes plus profondes
– plus tard seulement viendront les arches cathédrales, le miel des orgues, les rayons lumineux et l'étrangeté de ma tête, appuyée sur mon coude, transfigurant le monde, sans regrets, sans fatigue, sans merci.
Le rêve aux ailes de chauve-souris, le rêve à la peau dermatologique, le rêve des jouissances de l'enfer n'est-il pas délié lui aussi des cordons du savoir ?Marcher dans les Catacombes ; l'assassin allume la mèche, des maisons s'écroulent sans bruit – c'est du muet –
un lac s'engloutit, des cheveux surnagent, surnagent et glissent dans un grand tourbillon qui s'enfonce.
Le soleil s'arrête, rouge et triomphant, puis tombe à l'horizon.Nous entrons dans la dialectique du rouge et de la nuit ; nous naviguons du rouge au violet ; des formes vivantes nous extrayons une sublime attente ; d'une sublime attente nous libérons une impulsion d'amour, les déchets de l'horreur nous sont donnés en compte.
Vienne le soir aux cheveux blancs, yeux creux et tête déplumée : le jour a passé comme une grande rivière débordée, nous sommes tout humides, les portes sont ouvertes, les meubles sont cassés et le lit vert accueille un corps tout démonté, défatigué, dénoué, renoué, rendu à l'immanence des choses qui respirent.
Il faudra que tout cela finisse, dit une voix.
Un autre veut dimanche, et un nouveau matin naît dans le désespoir.
N'est-ce pas là pourtant que nous avons hier conçu, parmi de hautes lianes, dans l'irréalité d'un demi-jour, un très secret dessein, mûri, lavé, puis laissé par nos mains à la bénédiction de ce qui va de soi ? Vague parmi les vagues, tout est perdu et nos regards s'arrêtent pour surprendre un vol. C'était hier, dimanche, dit une femme. Et les rameurs s'en vont ramer la mer ; c'est l'eau d'argent, c'est l'eau sacrée ; la mer qui prend en compte les déchets de l'horreur, la mer dont autrefois . . . Un souvenir s'efface . . . seule la fécondité demeure.Écrit à l’Hôtel du Moulin Vert, 34 bis rue des Plantes, Paris (1947-1949)
© Pascal René Burtin
PLEAMAR DIGITAL 17 / 02 / 2014.
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